7.

Le train roule vers Paris, vers le « front de l’Est » !

 

Pas de chants dans les wagons des convois de troupes. Quelquefois les notes métalliques, aiguës d’un harmonica.

On ne regarde même pas ces étendues illimitées, couvertes d’une neige grise, qui se confond avec le ciel bas.

 

On essaie de ne pas penser à ces 2 millions d’hommes qui sont là-bas et survivent en combattant. On refuse d’imaginer ces vagues d’assaut, des « sous-hommes » qui grouillent comme des poux, qui ont déjà tué, en quelque six mois, plus de 500 000 des « nôtres ».

On massacre ces Untermenschen. On brûle leurs isbas. On éventre leurs mères, leurs sœurs, leurs épouses. On tue leurs enfants, mais ces poux sont innombrables. Ils se battent comme des fous et tout à coup ils jettent leurs fusils, et ils se rendent. On les entasse par millions dans des camps de prisonniers où on les laisse mourir de faim, crever de froid.

 

Ciano, le ministre des Affaires étrangères de Mussolini, a même écrit dans son journal, dans les premiers jours du mois de janvier 1942 après avoir dîné avec le Reichsmarschall Goering :

« Goering était impressionnant quand il a parlé des Russes qui se mangent entre eux et qui ont même dévoré une sentinelle allemande dans un camp de prisonniers. Il racontait cela avec l’indifférence la plus absolue. »

 

On refuse de penser, d’imaginer.

On ferme les yeux pour mieux se souvenir des quelques jours de permission passés en Allemagne.

« Oh oui, nous étions vraiment des héros ! Rien n’était assez beau ni assez bon pour nous au pays, et les journaux ne tarissaient pas des exploits de nos camarades que nous allions rejoindre. Le front de l’Est ! Ces mots avaient une résonance particulière… Quand vous disiez aux gens que vous y partiez, tout se passait comme si vous ne deviez jamais en revenir. Chacun devenait plus amical, faisait preuve d’une sorte de cordialité un peu forcée, avec cette curiosité animale et ce regard spécial que l’on porte sur une chose condamnée.

« En notre for intérieur, nous étions nombreux à le croire. Nous parlions de notre “fin”. Quelque tireur d’élite, l’un de ces salopards, de ces snipers mongols aux yeux fendus, guetterait bien chacun de nous. Une chose nous tracassait beaucoup : nos corps seraient-ils renvoyés au pays, dans ce Reich pour lequel nous allions mourir, afin que nos enfants, nos épouses et nos mères puissent venir sur nos tombes ? »

 

Nous entrions en Russie, peu après avoir franchi la frontière allemande à Poznan.

 

Les trains stationnent là, parfois plusieurs dizaines d’heures, les uns près des autres, dans cette zone de triage. On entend les plaintes des blessés, nos « camarades », entassés dans un train sanitaire.

Et l’on raconte que l’un de ces trains-infirmerie aux wagons plombés, sans marques sur les wagons – pour ne pas attirer l’attention des partisans russes –, est resté plusieurs jours immobilisé sans que les cheminots osent ouvrir les portes, faute d’ordre.

Et 200 blessés allemands sont morts.

 

On entend aussi les plaintes provenant de ces autres wagons plombés, pleins de prisonniers russes, qui crèvent, entassés. On distingue des cris de femmes et d’enfants, on sait bien qu’il y a aussi des convois de Juifs de tous âges, qu’on dirige vers…

On refuse de penser au-delà.

On est des soldats.

Les Untermenschen, les judéo-bolcheviques n’ont aucune pitié pour nos camarades blessés. Ils ne respectent aucune convention. Alors, Befehl ist befehl, un ordre est un ordre.

On fusillera à la mitrailleuse des hommes, des femmes et des enfants, on les poussera à coups de crosse dans des wagons où ils vont mourir. Ils sont des Untermenschen, de la graine de partisans.

Befehl ist befehl.

Et tout refus d’obéissance est puni de mort.

 

On ne veut pas voir plus loin que les isbas situées de l’autre côté de la rue du village et dans lesquelles sont retranchés les Russes.

 

On attaque, on les chasse. Ils reviennent. On s’accroche. Notre artillerie les écrase. Et nous n’exultons même pas. On se bat avec désespoir et fatalisme.

 

On murmure qu’il y a des querelles entre généraux. On n’ose évoquer l’opposition de certains d’entre eux aux projets du Führer.

Le 29 janvier 1942, Ciano écrit dans son journal à l’occasion de la visite de Goering à Rome :

« Le Duce s’est entretenu hier pendant près de trois heures avec Goering… Celui-ci est très amer du fait des événements de Russie et il s’en prend aux généraux de l’armée qui sont des nazis tièdes ou ne sont pas nazis du tout. Il pense que les difficultés dureront encore tout l’hiver, mais reste malgré tout convaincu que la Russie sera battue en 1942 et que l’Angleterre devra déposer les armes en 1943. »

 

Goering séjourne à Rome pour convaincre Mussolini d’envoyer plusieurs divisions italiennes en Russie, car le Führer prépare une grande offensive pour l’été 1942. Il a besoin de troupes de ses alliés pour couvrir les flancs des divisions allemandes qui seront le fer de lance de cette offensive. Italiens, Roumains, Hongrois sont ainsi sollicités.

 

Hitler n’admet pas que ses généraux discutent le plan qu’il leur présente. L’offensive déclenchée au début de l’été 1942 se déploiera selon trois axes.

 

Au nord – première flèche –, on attaquera Leningrad, qui devra tomber, et au centre on maintiendra la pression sur Moscou.

Le deuxième axe, à partir de Kharkov, visera le Don et au-delà, sur la Volga, tout proche de la bouche du Don, Stalingrad. De là, une fois la ville tombée, on pourra prendre à revers Moscou.

Enfin tout au sud on pénétrera dans le Caucase, terre à blé, au sous-sol réserve de minerais rares, et sur les rives de la mer Noire et de la mer Caspienne riche de pétrole.

 

Les généraux (Reichenau, qui mourra bientôt d’une crise cardiaque, Manstein, Model, Paulus, Halder) rappellent que les troupes sont épuisées, que les Panzerdivisionen ont vu leur nombre de chars réduit, que les Italiens, les Roumains, les Hongrois ne disposent ni d’artillerie ni de chars, que ces divisions alliées n’ont pas l’expérience de la guerre à l’Est, de sa sauvagerie.

Si ces alliés cèdent, les divisions allemandes seront vulnérables sur leurs flancs.

Et les Russes disposent de leurs T34, puissants, et des Katioucha, ces lance-fusées à tubes multiples. Le général Halder indique que selon le service de renseignements allemand, les usines soviétiques de l’Oural produisent chaque mois 600 à 700 chars.

Hitler furibond frappe du poing sur la table, hurle qu’un tel taux de production est impossible. Puis il hausse les épaules, revient à ses projets d’offensive, comme s’il avait déjà oublié l’information que vient de lui communiquer Halder. Il est à nouveau enfoui dans ses certitudes.

Ce qui compte d’abord, dit-il, c’est Stalingrad, ce nœud de communication, situé sur la rive droite de la Volga, et dominant le pont de terre qui s’étend jusqu’à la boucle du Don. Et puis il y a le Caucase.

 

Il l’a dit, il le répète, comme s’il ne pouvait échapper à ses obsessions : Stalingrad, le Caucase.

Et l’offensive sera confiée aux divisions allemandes. Les Alliés tiendront la ligne du Don et celle de la Volga.

Ces fleuves eux-mêmes les protégeront.

 

À Rome, Goering parade.

Le 4 février, jour de son départ, il paraît ne pas entendre les questions précises que Ciano lui pose sur l’engagement des troupes italiennes sur le front de l’Est.

Pendant tout le repas, à l’Excelsior, Goering « parle » surtout des bijoux qu’il possède. Il a effectivement aux doigts des bagues d’une beauté exceptionnelle. Il a expliqué qu’il les a achetées en Hollande pour des sommes faibles – relativement faibles – après que les objets précieux eurent été séquestrés.

« On m’a raconté, poursuit Ciano, que Goering joue avec les pierres précieuses comme un petit enfant avec des billes.

« Lorsqu’il est nerveux, ses adjudants lui apportent un petit sac plein de diamants ; il les verse sur la table, les compte, les aligne, les mélange, et ainsi il redevient heureux.

« Un officier de grade élevé disait de lui hier soir : “Il a deux amours, les belles choses et la guerre.” Ce sont tous deux des plaisirs coûteux.

« Pour se rendre à la gare, le Reichsmarschall obèse, constellé d’une panoplie de décorations, endosse une ample pelisse de zibeline et ainsi ressemble à quelque chose entre un chauffeur de 1906 et une cocotte à l’Opéra. Si l’un de nous s’habillait de cette façon, il se ferait lapider. »

 

 

Et que diraient les soldats du front, s’ils voyaient leur Reichsmarschall dans cet accoutrement, soucieux plus de ses diamants que de leur sort ?

 

Sans doute continueraient-ils à se battre, parce que l’ennemi est en face, impitoyable, et qu’il n’y a pas d’autre issue que de s’accrocher au sol gelé, de rester avec ses camarades.

 

« Le plus terrible, c’est quand ils rampent », raconte le colonel Zinoviev au correspondant de guerre Vassili Grossman.

C’est le mois de janvier 1942, à une quarantaine de kilomètres de Kharkov.

Ces Allemands appartiennent à la VIe armée du général Friedrich Paulus.

« Tu leur tires dessus, à la mitrailleuse, continue le colonel Zinoviev – un paysan qui en 1927 a rejoint l’armée Rouge –, tu leur tires dessus au mortier, avec l’artillerie, tu les écrases et eux ils rampent, ils rampent, ils rampent ! Moi, désormais, je demande la même chose à mes soldats : “Rampez !” »

 

Grossman participe aux attaques avec la division du colonel Zinoviev.

« Gel mordant, neige qui crisse. L’air glacé coupe la respiration. Les narines deviennent collantes, les dents font mal.

« Sur les axes de notre avance gisent les Allemands gelés. Les corps sont absolument intacts. Ce n’est pas nous qui les avons tués, c’est le froid.

« Des petits malins redressent les Allemands gelés sur leurs jambes ou à quatre pattes, ils créent de savants groupes sculptés, fantastiques. Les corps gelés sont debout, les poings levés, les doigts écartés, certains ont l’air de courir en rentrant la tête dans les épaules. Ils portent des chaussures et de petites capotes toutes minces, en papier, des tricots qui ne gardent pas la chaleur.

« La nuit, avec la lune qui brille, les champs enneigés paraissent bleu foncé, et dans la neige bleue se dressent, installés çà et là par les petits malins, les corps sombres des soldats allemands gelés. »

 

 

On avance.

Encore des Allemands debout. L’un d’eux en sous-vêtements dans un maillot de papier.

« Dans un village qui vient tout juste d’être libéré, sur la place, gisent les cadavres de cinq Allemands et d’un soldat de l’armée Rouge.

« La place est déserte, personne à interroger, mais sans rien demander, on peut lire le drame qui s’est produit. L’un des Allemands a été tué d’un coup de baïonnette, un deuxième d’un coup de crosse, un troisième à la baïonnette et les deux autres par balles.

« Et le soldat de l’armée Rouge qui les a tués a reçu une balle dans le dos. »

 

C’est cela, le front de l’Est.

Les pilotes russes, qui sont abattus après quelques sorties, disent à Grossman :

« Notre vie est comme une chemisette de petit enfant ; très courte et pleine de merde. »

Et les Allemands utilisent la même formule, et peut-être l’ont-ils inventée !

 

Il y a dans les deux armées le même fatalisme, la même sauvagerie, la même barbarie pour imposer la discipline. Les Russes ont leurs bataillons « pénitentiaires » et on appelle les soldats qui en font partie des smertniki, les « hommes morts » !

Parmi eux, certains constituent des « détachements d’extermination » dont la mission est de tuer les Allemands qui occupent les maisons d’un village.

Le lieutenant qui les commande dit des « exterminateurs » :

« Mes soldats sont tous des bandits et la guerre dans ces maisons est une guerre de bandits. Il arrive qu’ils étranglent les Allemands de leurs mains. »

 

La fin de l’hiver 1942 approche.

 

« En fait, confie à Grossman le capitaine Kozlov, qui commande un bataillon de fusiliers motorisés affectés à une brigade de chars, je me suis dit : de toute façon tu es mort, et quelle importance que cela arrive aujourd’hui ou demain. Un homme qui commande un bataillon de fusiliers motorisés doit être tué. Il ne peut pas survivre. Et après en avoir décidé ainsi je vis facilement, j’ai l’âme parfaitement sereine, je vais au combat sans peur aucune. »

Et cependant il avoue à Grossman :

« J’ai très peur du printemps, ça va se réchauffer et les Allemands vont recommencer à nous pourchasser. »

 

Le capitaine Kozlov voit juste.

Dès la fin de février 1942, puis en mars et avril, les forces allemandes se préparent à l’offensive voulue par Hitler. Les généraux s’adressent à leurs troupes.

 

Le général Model, commandant suprême de la IXe armée, écrit dans un ordre du jour du 25 février 1942 :

« Ce que le soldat allemand a accompli au cours de cette incessante bataille en plein hiver contre un adversaire plusieurs fois supérieur en hommes et en matériel va entrer dans l’histoire allemande. »

 

Enfin Hitler parle au peuple allemand, au mois de mars 1942. Il fait l’éloge des soldats du front de l’Est.

Il n’évoque pas les 1 167 835 Allemands tués et blessés depuis l’attaque contre la Russie le 22 juin 1941.

« Aujourd’hui je peux vous dire que nous avons derrière nous un hiver comme l’humanité n’en a pas vécu depuis cent quarante ans, commence-t-il.

« Pendant quatre mois, nos soldats ont été cruellement éprouvés par la division Providence, éprouvés dans leur vraie valeur intérieure. Ils ont surmonté l’épreuve.

« Personne n’a le droit de mettre en doute notre certitude que tout ce que le destin nous réserve encore à l’avenir n’aura plus rien à voir avec ce que nous avons vécu…

« Les hordes bolcheviques qui n’ont pas pu venir à bout du soldat allemand pendant cet hiver vont être complètement écrasées au cours de l’été qui est devant nous.

« Le colosse communiste que nous avons pu connaître maintenant dans toute sa cruauté ne doit jamais toucher aux contrées élyséennes de l’Europe, mais en être contenu à une très grande distance et y trouver sa frontière définitive. »

 

En ce printemps 1942, c’est sur le front de l’Est que, une fois encore, Hitler joue son va-tout.

1942-Le jour se lève
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